La prise de Constantinople
et autres écrits 1962-1966
Le deuxième tome de l’Intégrale Jean Ricardou couvre une période-clé qui s’ouvre avec l’entrée de l’écrivain au comité de rédaction de la revue Tel Quel et culmine avec ce monument de la littérature d’avant-garde qu’est La prise de Constantinople.
Pour présenter ce livre, à sa sortie, en 1965, aux éditions de Minuit, Jean Ricardou écrivait:
Personne n’ignore qu’en 1204 la Quatrième Croisade, au lieu de se diriger vers Jérusalem, procéda à La prise de Constantinople, mais on connaît moins, sans doute, quelle étonnante texture de relations, tissée dans le temps et l’espace, environne cette aventure — et que le présent ouvrage, non sans y participer à plus d’un titre, révèle peu à peu.
Pour anodins ou éloignés qu’ils paraissent d’abord, nulle scène, nul geste qui ne gravitent en effet, semble-t-il, autour de cet événement. Mais celui-ci n’a peut-être été tramé, en fait, que pour permettre des agissements d’une tout autre envergure…
Ainsi la lecture se développe-t-elle de surprises en surprises, provoquées par la composition singulière du livre et par une écriture aux raffinements naturellement byzantins : la Prose de Constantinople.
Ce volume réunit également quelques-uns des plus importants textes du structuralisme littéraire français, fondateurs d’avancées théoriques auxquelles certains ont pu donner le nom de “ricardolisme”.
Extrait de l’introduction
La prise de Constantinople, on le sait, prend son départ dans une ambition flaubertienne radicale que Jean Ricardou, en 1971, dans le cadre du colloque Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, restitue ainsi:
“Rien, un jour, ne m’a paru plus impératif que le projet de composer un livre qui édifiât sa fiction non comme la représentation d’une entité antécédente, réelle ou imaginaire, mais à partir de précis mécanismes de génération et de sélection.“
Révoquant tout aussi bien l’idéologie expressiviste que l’illusion créatrice, le roman qui s’en déduit va donc choisir ses composants en suivant le principe de la “surdétermination” qui veut que tout élément du texte y figure pour au moins deux raisons.
Pourquoi au moins deux raisons? Tout simplement, explique Jean Ricardou, parce que, si l’on considère que la textualité d’un élément réside en son aptitude à figurer dans un texte, alors:
“le degré minimal de textualité d’un élément ne saurait être inférieur à sa capacité de paraître dans tel état du texte à partir d’au moins deux relations: l’une, horizontale, linéaire, qui sache l’articuler à son voisinage; l’autre, verticale, translinéaire, qui sache l’associer à tel de ses lointains.“
Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de détailler les innombrables et délicieuses conséquences que l’adoption de ce parti-pris a entraînées. Jean Ricardou s’est lui-même essayé à en établir un panorama dans deux écrits passionnants (“Naissance d’une fiction”, dans L’Intégrale Jean Ricardou tome 5, récrit sous le titre “La fiction à mesure”, dans Nouveaux problèmes du roman (Le Seuil, 1978), à paraître dans L’Intégrale Jean Ricardou tome 8), auxquels l’on ne saurait trop encourager le lecteur à se reporter.
Il y saisira notamment les raisons pour lesquelles, très logiquement, le mot rien occupe, dans le texte, la première place. En effet, dans la mesure où, comme le dit Jean Ricardou, rien ne peut être pris comme base, eh bien ce qui va être pris comme base, c’est justement le mot rien.
Seule, toutefois, une forme d’inadvertance peut donner à croire qu’un roman débute avec son premier mot. Le prétendre serait tout simplement :
“oublier que notre culture, dans la plupart des cas, astreint la diffusion du texte au strict protocole qui prend le nom de livre. Or, sous nos climats, la couverture du livre ne se borne pas à offrir, en la consistance de sa matière, un convenable abri aux fragiles feuilles que l’on imprime : elle est aussi porteuse, en l’insistance de sa face, de diverses inscriptions par lesquelles le texte se trouve impérieusement conditionné.“,
Ces diverses inscriptions sont essentiellement le nom du signataire, le titre et les mentions d’éditeur. Elles tentent, chacune à leur manière, une inféodation de l’écrit qu’elles subsument.
Le nom du signataire? Il procède très évidemment à une véritable appropriation du texte par son scripteur qui se mue ainsi en auteur.
Le titre? Il capture lui aussi, à sa façon, le texte puisqu’il en unifie l’immense diversité sous son appellation qui opère comme un super-résumé.
Les mentions d’éditeur? Elles assignent l’écrit à résidence à travers ce que l’on pourrait désigner comme un effet-catalogue.
Bref, comme le conclut Jean Ricardou :
“sous le naturel d’une présentation apparemment innocente, ce qui s’accomplit n’est rien de moins qu’une intense manœuvre idéologique.“
Aussi bien La prise de Constantinople va-t-elle s’employer à subvertir de toutes les manières ces trois instances.
Le nom du signataire? Loin de lui permettre de s’approprier le texte, c’est le texte qui se l’approprie: il est utilisé pour produire tout un ensemble d’éléments qui seront comme autant de matériaux pour l’écriture. Le prénom (Jean) et le nom (Ricardou) comportant respectivement quatre et huit lettres, ils vont générer une loi numérique qui fera proliférer les configurations en quatre et en huit, mais aussi tout ce qui satisfera le jeu du double ou de la moitié. Non moins les potentialités sonores et graphiques des lettres formant la suite J-e-a-n et R-i-c-a-r-d-o-u seront exploitées pour fournir, par exemple, le nom du chroniqueur de la Quatrième Croisade: vIlleARDOUin.
Le titre? Sa prétention au surplomb et à l’orientation de la lecture va se trouver mise en cause par l’instauration d’un dédoublement. Tandis qu’une face du livre s’adorne du titre La prise de Constantinople, l’autre indique La prose de Constantinople. Procèdent de cette délicieuse entorse aux habitudes non seulement un certain trouble et quelques dilemmes, une leçon d’importance: il ne saurait y avoir de fiction (la prise) qui ne s’appuie sur un langage (la prose), ni de jeux sur le langage qui n’engendrent une fiction:
“ou encore, selon un nouveau circuit: cette fiction ne se produira pas sans que le langage ne se rende visible; et ce langage ne se rendra pas visible sans passer par une fiction.“
Les mentions d’éditeur? Rappelons-le : tenu par une clause de son contrat avec les éditions de Minuit, dite “droit de suite”, Jean Ricardou savait qu’à moins d’un refus, son second roman paraîtrait chez cet éditeur. Dès lors, à l’instar d’un Edgar Poe intégrant à la fabrique du Scarabée d’or le nom du journal où il publie sa nouvelle, Jean Ricardou va mettre en jeu la raison sociale de son éditeur. Ainsi l’article initial “Les” – dans “Les éditions de Minuit“ – sera l’une des sources du nom de la cité vénusienne Silab-Lee, tandis que le mot “édition” produira les noms de personnages Ed et Édith, non sans mettre également en jeu l’idée de Sion, illustre colline de Jérusalem, but de la Quatrième Croisade. La préposition “de”, quant à elle, interprétée comme deux, viendra renforcer la règle numérique du double et de la moitié, cependant que le vocable Minuit imposera à la fiction son début nocturne.