Les lieux-dits
et autres écrits 1969-1970
Ce quatrième tome de l’Intégrale Jean Ricardou permettra de lire ou de relire le troisième roman de l’écrivain, qu’il publie chez Gallimard: Les lieux-dits. Dans une veine très différente de L’Observatoire de Cannes ou de La prise de Constantinople, cette fiction combine sous forme d’un même récit de voyage, et en les soumettant aux mêmes règles d’écriture, deux types d’écrits adverses: un guide touristique et un roman d’aventure . C’est ainsi que, pour présenter son ouvrage, Jean Ricardou écrit:
Dans un musée recommandé par un guide touristique, un visiteur apprend du gardien qu’une jeune personne vient de s’intéresser aussi soigneusement que lui-même aux toiles du peintre Albert Crucis : il tente de la rejoindre. Peu à peu, dans cette province hantée de conflits, de problèmes étranges, inéluctablement les deux êtres se trouvent unis par un rapport ambigu.
Mais comment? Et pourquoi? Tout semble pris, en effet, dans une machination immense, méthodique, minutieuse, par laquelle le plausible se révèle trucage, l’évident inadmissible, et l’impossible probable. Un guide pour touristes se métamorphose en fiction romanesque et un voyage en explication de texte. En tous lieux les hypothèses se multiplient, aventureuses, mensongères, vraisemblables – indéfiniment. Et, s’ajoutant aux phénomènes qu’il prétend éclaircir, tout commentaire les prolonge et se conteste lui-même, ainsi, à chaque instant…
Quelque dix ans donc avant La vie, mode d’emploi de Georges Perec surgissait ainsi le premier “dispositif étagé“ de l’histoire littéraire. Ce texte, soumis à toutes sortes de contraintes incroyablement exigeantes, permettra de découvrir un écrivain drôle et roué, dont l’introduction de Marc Avelot démonte l’art virtuose.
Autour de la reparution du livre, sans doute le plus accessible de Jean Ricardou, gravitent plusieurs autres écrits importants, qu’il s’agisse de nouvelles, comme “Jeu” ou “Autobiographie”, ou de textes d’interventions comme “Esquisse d’une théorie des générateurs” qui pose les bases d’une nouvelle compréhension de ce qu’à l’accoutumée l’on nomme un peu vite la “création littéraire”.
Extrait de l’introduction
On le voit donc: les constituants du texte se livrent une “lutte à mort” pour accéder à la ligne, ou pour s’y maintenir, jouant d’attaques et de contre-attaques structurales.
Cette lutte forme l’un des enjeux majeurs des Lieux-dits et probablement la plus grande réussite du roman. Comme Jean Ricardou l’indique en marge, son livre met en scène, de manière délicieusement perverse, un conflit essentiel à toute élaboration textuelle: la “contestation de l’ARCHITECTURE par l’ÉCRITURE“. Tandis que la macro-organisation de l’ensemble (son “architecture”) tend à programmer l’écriture, cette dernière constamment “échappe” et s’efforce de désobéir aux ordres structuraux pour “jouer son jeu“. C’est qu’entre construction du récit et écriture de la phrase existe une sorte d’inverse proportionnalité : pour que celle-ci croisse, il faut que celle-là s’amenuise, car là où l’architecture est forte, l’écriture se fait passive.
Tout livre s’offre ainsi comme l’étrange combat d’une écriture à maîtriser et d’une architecture à gauchir. La fiction des Lieux-dits procède de cette haute lutte dont elle est à la fois le lieu et le résultat.