L’aventure de la textique

par Jean Ricardou

 

Le principe de la Textique a surgi vers le milieu des années mille neuf cent quatre-vingts, au fil d’un séminaire tenu, sur deux ans, à Paris, au Collège International de Philosophie, sur le thème des Ateliers d’écriture.

Sa venue pourrait donc bien être liée, l’une relevant de l’apparente anecdote, et, l’autre, d’une exigeante nécessité, à deux circonstances distinctes.

Une circonstance relevant de l’apparente anecdote? Oui.

En effet, que la discipline finalement appelée Textique se soit inaugurée, et au milieu des années mille neuf cent quatre-vingts, et, à Paris, au Collège International de Philosophie, voilà, puisque, sauf erreur, cette date, cette ville, tel site eussent pu être un rien autres sans que les concepts advenus fussent trop différents, qui pourrait bien sembler quelque peu secondaire.

Toutefois, et ce qui, sans doute, est plutôt instructif, il semble possible de noter, d’une part, que cette période, les années mille neuf cent quatre-vingts, a vu, en France, la croissante exténuation de certaines précédentes recherches plus ou moins dites “littéraires“, et, d’autre part, que ce lieu, le Collège International de Philosophie, pour lors de création récente, se présentait comme un organisme spécialement ouvert à la nouveauté.

Ainsi, tout en sachant ne pas réduire la Textique, évidemment, à cette façon d’“acte de naissance“, il paraît licite de saisir le concours, et d’une sensible ambiante asthénie conceptuelle en le domaine, et de ce franc loisir offert à des innovations, comme, en lesdites années, ce qui l’a rendu plutôt favorable à son éclosion, un appel du moment à certaine opportune fraîcheur.

Une circonstance relevant d’une exigeante nécessité? Oui.

En effet admettre le principe d’un Atelier d’écriture, c’est, sauf aimable narcissique tisane, forcément consentir à la pensée que, sur l’écrit, et cela n’est pas miette, se trouve possible un véritable travail à plusieurs.

Ou, si l’on préfère, se lancer dans l’expérience d’un Atelier d’écriture, c’est, pour les divers protagonistes qui s’en avisent, devoir accueillir l’idée, légèrement cruelle peut-être, que divers autres scripteurs puissent intervenir, toujours, de plein droit, au sein de ce qu’a obtenu leur plume.

Or, et pour fondamentale, de cette façon, qu’elle se dispose, telle ingérence d’autrui ne laisse guère d’être problématique car, sitôt son mécanisme agréé, c’est sur les siennes modalités que l’on bute.

Intervenir dans l’écrit d’un quidam? Soit.

Mais de quel droit, et à quel titre?

Sur la garantie que, pour lors, on est soi-même un scripteur autre, et que, sous l’hypothèse d’une statutaire ingérence d’autrui, cela est une raison suffisante?

Évidemment non, car, de la sorte, survient un premier risque: le péril, appuyé sur l’idiosyncrasie de chacun, d’un pur et pauvre conflit de personnes.

Sur l’affirmation que, du fait de son éventuelle excellence, on est un expert, et que, s’agissant d’œuvrer ensemble, cela est une raison suffisante?

Évidemment non, car, de la sorte, survient un second péril : le risque, appuyé, présumons-le, sur quelque loisible tour de main, d’une sûre et sotte imposition d’autorité.

Ou, si l’on aime mieux, ce qui, sauf trop d’inconséquence, peut seule­ment rendre possible, du moins en rigueur, un Atelier d’écriture, c’est, toute connexe à l’art d’écrire, l’élaboration partagée d’une théorie unifiante des structures de l’écrit.

D’une théorie, dans la mesure où ses concepts doivent pouvoir fournir, immédiatement ou en ultime recours, de précis scalpels à l’analyse des écrits en jeu.

Unifiante, dans la mesure où, évitant la disparate et ses contra­dictions enfouies, elle peut susciter des interventions cohérentes.

L’élaboration partagée, dans la mesure où, de cette façon, l’éventuel massif théorique nécessaire, loin d’être quelque surplom­bante entité devant laquelle chacun est invité à baisser pieusement, et piteusement, pavillon, n’est admis qu’en ce qu’à tout moment il peut, soit pour une portion, soit pour son ensemble, se voir, par telle ou tel, rationnelle­ment remis en cause.

Ainsi, et sans réduire, évidemment, cette théorie unifiante à sa nécessité sous l’angle d’une coopération scripturale, car elle s’est développée, ensuite, et avec une ampleur, notamment pour les images, selon les exigences de sa propre logique, il est permis de saisir le sien surgissement, à ces dates, comme un appel de l’écriture à quelque précise théorie.

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Soumise, de cette façon, lors du sien départ, à une foncière connexion avec l’écriture, l’élaboration partagée de cette théorie s’est élargie, ensuite, au fil des ans, et continue de s’élargir, présentement, par les offices d’un groupe international de chercheurs, selon, et soigneuse­ment autonomes, deux simplissimes instituts.

D’une part, restreint, quelquefois, à une abréviation légèrement explosive (le Semtex), un annuel SEMinaire de TEXtique, offert à quiconque souhaite, s’agissant de l’écrit, éclaircir un peu ses vues, le plus souvent d’une longueur de dix jours, l’été, en Normandie, au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle[1].

D’autre part, restreint, quelquefois, à une abréviation légèrement cérébrale (le Cortex), un Cercle Ouvert de Recherche en TEXtique, prolongeant, plus ou moins, au cours des mois suivants, avec l’épis­tolaire mutuel échange de fiches entre celles et ceux qui le désirent, le Séminaire antécédent.

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Après un travail plutôt assidu, de cette façon, sur environ un quart de siècle, cette discipline a clarifié son projet (ambitieux), ses concepts (novateurs), son vocabulaire (rationnel), sa méthode (spécifique), son style (défini).

Son projet est ambitieux en ce qu’il s’agit toujours, avec elle, d’affermir, en leur respective entière ampleur, d’une part, ladite théorie unifiante des structures de l’écrit, et, d’autre part, la connexe théorie unifiante des opérations de l’écriture,

Ses concepts sont novateurs en ce qu’il s’agit toujours, avec elle, de saisir, d’une façon hiérarchique, d’abord, à prime niveau, l’exclusif groupe des fondamentales idées qui saturent la problé­matique, puis, selon de successifs paliers, l’exclusif groupe des subséquentes idées qui en autorisent l’approfondissement.

Son vocabulaire est rationnel en ce qu’il s’agit toujours, avec elle, d’obtenir, sur l’appui, selon une coutume chère à maintes “disciplines scientifiques“, de vocables grecs en général plutôt connus, et selon la concaténation réfléchie de segments passibles chacun, pour l’essentiel, d’une déclinaison liée à la cohérence d’ensemble, tous les termes adéquats.

Sa méthode est spécifique en ce qu’il s’agit toujours, avec elle, dans le principe, de requérir des matrices d’exhaustion à stipulation croissante (à savoir les plus petits groupes de concepts qui, avec leurs implicites corrélats, et sous réserve de tout éventuel contre-exemple sachant construire une effective opposition, permettent, au niveau concerné, une certaine déméconnaissance du secteur théo­rique en cause), et, dans la manière, de recourir, méthodiquement, chaque fois que loisible, à un inflexible quatuor de fondamentales procédures (définition, proposition, argumentation, exemplification).

Son style est défini en ce qu’il s’agit toujours, avec elle, de révérer les deux majeures catégories de l’écrit conceptuel: d’une part, celle de l’écrit à vocation théorique où, sous les espèces dites de la “prose multirubriquée“, se trouve chaque fois intitulée la procédure à l’œuvre (soit une définition, soit une proposition, soit une argumen­tation, soit une exemplification) ; d’autre part, celle de l’écrit à vocation analytique où, sous les espèces dites de la “prose bizonée“, alternent quand il convient, d’abord les séquences apparemment courantes (offertes à celles et ceux qui, sans s’inféoder aux rigueurs de la Textique, souhaitent jouir, malgré tout, des résultats qu’elle autorise), puis, sitôt graphiquement discernables, les correspondantes séquences résolument techniques (ouvertes à celles et ceux qui désirent, liée au massif théorique, la venue d’une intellection méticu­leusement explicitée).

C’est que si, en Textique, la lectrice et le lecteur sont toujours invités à une ferme concentration de leur pensée, les texticiennes et les texticiens se trahissent à ce qu’ils ont à cœur, systématiquement, de leur en fournir au mieux, fût-ce parfois au prix d’offusquer, les moins douteuses chances.

(octobre 2011)

[1] Lequel fournit tous les renseignements utiles, soit à son adresse postale (Centre Culturel International de Cerisy, 27 rue de Boulainvilliers, F-75016 PARIS, France), soit sur le site http://www.ccic-cerisy.asso.fr.