Carnet de textique n° 3 Enchaînement sur Recueillement

Ce carnet réunit deux fiches du Cortext (Cercle Ouvert de Recherche en TEXTique), proposées durant la session 2001-2002 et portant, l’une à la suite de l’autre, sur le poème Recueillement qui figure dans Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire.

Le premier volet de ce diptyque, fourni par Daniel Bilous (en date du 27 février 2002, avec la cote C(01-02)-DB(5)), se concentre sur l’analyse d’une corrélation entre deux vocables contigus dans le v. 12 du sonnet en cause. L’étude, intitulée « Sur deux mots de Charles Baudelaire – Essai de microlecture », est introduite par une lettre, destinée aux membres du Cortext, où sont expliquées les circonstances qui ont suscité l’analyse de la structure observée : d’abord une remarque formulée dans une copie à l’occasion d’un examen universitaire portant sur un cours de rhétorique ; puis, pendant la correction de l’exercice, les réticences d’un étudiant, objectant que l’agencement repéré n’était pas digne d’un commentaire, ont poussé l’enseignant à préciser la réflexion, en s’appuyant sur la méthodologie de la textique, mais sans recourir à une technicité complexe, afin de faciliter pour des non-initiés l’accès au raisonnement.

Ainsi une étude visant un public extérieur à la discipline, mais réalisée en référence aux principes théoriques de celle-ci, est annexée au Cortext. Comme elle a pour point de départ une approche rhétorique, elle présente un caractère hypbride, qui se traduit par un développement initial sur la dimension métaphorique à l’œuvre dans l’extrait considéré, en lien avec le reste du poème, auquel succède une analyse spécialement dédiée à la rencontre matérielle entre les deux termes corrélés.

La question cruciale qui se pose alors, est de déterminer si le choix de mots qui comportent une frappante similitude a gouverné l’établissement des idées au sein du passage ou bien s’il a été requis pour mettre en relief la préalable affinité des idées.

Le signataire de la fiche, en s’appuyant sur le constat d’une forte cohésion sémantique dans le poème, opte pour le premier diagnostic : d’après ses explications, la rencontre verbale, occurrence isolée dans l’ensemble du sonnet, se trouve mise au service des effets représentatifs qu’elle renforce. Bref, il s’arrête à “l’hypothèse du paragramme hyperreprésentatif”.

Le second volet de ce diptyque, fourni par Jean Ricardou (en date du 12 juin 2002, avec la cote C(01-02)-JR(34)), se développe comme un écho à la fois élogieux et critique de la fiche précédente, débouchant sur divers prolongements qui mobilisent de manière plus affirmée l’édifice conceptuel de la textique.

D’emblée l’initiative de Daniel Bilous est doublement saluée, tant pour son souci de partager ses recherches avec les autres membres du Cortext que pour le soin mis dans l’élaboration de l’exposé.

Cependant, quant à la rigueur de la méthode employée dans l’étude, des réserves sont émises, qui débouchent sur des leçons plus générales pour le repérage des structures dans un écrit.

Deux problèmes corrélés sont abordés : d’une part la conduite de la découpe analytique, isolant des portions de l’écrit, qui est appelée par la textique circonscrition (circonscription était le terme en usage à l’époque) ; d’autre part la prise en compte de l’espace qui correspond à l’écrit, s’attachant aux places qu’occupent les divers éléments.

De fait, en prenant pour base le poème considéré dans son ensemble, Daniel Bilous réduit d’abord le champ d’observation au v. 12, puis à deux mots que celui-ci inclut, selon une opération appelée circonscrition minorante : ce geste, clairement attesté, permet une focalisation rigoureuse sur le passage décisif pour la microlecture entreprise.

Cependant celle-ci, amenée à mettre en rapport le bref extrait délimité de la sorte avec d’autres formules disséminées dans tout le sonnet, recourt ensuite, sans l’indiquer, à l’opération inverse : ce geste, demeuré implicite, parce qu’il tend à indifférencier les portions du poème invoquées tour à tour, entraîne un relâchement dans la précision.

Dès lors, l’écrit est traité plutôt comme une collection d’occurrences, envisagées indépendamment de leurs positions, que comme un ensemble solidaire, où tous les composants ont une localisation déterminée : ce type d’approche est acceptable quand il s’agit de relever les formules qui participent d’une même thématique ; mais, s’il est couramment utilisé dans les études littéraires, il ne satisfait pas aux exigences de l’analyse structurale que s’efforce de mener la textique.

C’est que, faute de se montrer attentif au critère des places, qui permet de cerner d’éventuelles corrélations avec d’autres portions de l’écrit, le statut d’un agencement demeure incertain. En l’occurrence le net rapport détecté entre les deux vocables situés au milieu du v. 12 dans Recueillement ne saurait être caractérisé avec exactitude sans tenir compte de sa position au sein du poème.

En effet, selon qu’un segment de cette sorte s’avère unique ou bien possède un voire plusieurs corrélats, occupant un ou des emplacements analogues, le diagnostic est sujet à varier.

Dans le premier cas, seule une position centrale serait cohérente avec la présence d’un agencement dépourvu de tout équivalent, autrement dit un hapax.

Dans le second cas, des recoupements du même ordre figurant à des places similaires, en symétrie par exemple, garantiraient un dispositif équilibré.

Or ni l’une ni l’autre de ces éventualités ne se trouve satisfaite, de telle sorte que la similitude notable entre les deux mots induit, à cause de sa position et de son unicité, un déséquilibre structural. C’est pourquoi elle ne saurait constituer que de manière imparfaite une ordonnance qui outrepasse la représentation, autrement dit une dysorthotexture.

Par contre elle est susceptible d’offrir un dispositif adéquat, dans la mesure où elle vient renforcer localement la représentation, en accentuant les effets de celle-ci grâce à la ressemblance matérielle des vocables, associés par ailleurs sur le plan idéel. C’est pourquoi elle est apte à constituer de manière appropriée une ordonnance hyperreprésentative, autrement dit une ortho(hyper)scripture.

C’est ainsi que le recours aux outils conceptuels de la discipline permet que le diagnostic auquel était finalement parvenu Daniel Bilous reçoive une assise plus solide.

Du coup l’importance que celui-ci accordait à la question d’établir quelle stratégie d’écriture a suscité le choix spécial dans l’écrit de mots dont la proximité sémantique se conjugue avec une ressemblance matérielle trouve dans la textique une résonance majeure avec le concept de palinodie fondamentale (auquel Jean Ricardou fait à deux reprises une rapide allusion, p. 12 et 13 du carnet). En effet conjecturer que des termes ont été retenus parce qu’ils étaient propres à souligner quelque idée n’empêche pas que la représentation, prenant ainsi en compte les particularités matérielles des éléments qu’elle mobilise, ait dû respecter, pour s’établir, un type d’exigence qui l’excède. Or l’hypothèse de la palinodie fondamentale présume, sans encore parvenir à en fournir l’intégrale démonstration, que ce renversement de régime, qui soumet en dernière instance, le plus souvent de manière cachée, l’exercice représentatif à des règles d’ordre métareprésentatif, s’applique à toute structure exempte d’imperfections, qu’il s’agisse d’une simple orthoscripture ou d’une ortho(hyper)scripture.

Une fois introduite la référence méthodique au jeu de concepts qu’offre la théorie, il devient possible de rattacher la particularité de la séquence examinée à une perspective plus vaste, le système des différents types de relations remarquables, conjuguant les critères de formes et de places, selon ce que la textique nomme un couple exaltatif.

Ainsi l’observation est conduite à se pencher, impliquant l’ensemble du sonnet, sur le type de structures le plus flagrant parmi ceux dont les composants présentent de notables similitudes, celui des rimes.

Or elle découvre que certaines fins de vers impairs, dans les deux quatrains, comportent des analogies accessoires qui, étant irrégulièrement appliquées, perturbent l’homogénéité de la commune similitude sonore : la répartition inégale de liens différenciés entre les constituants de la structure y introduit une distorsion.

Une approche critique de l’objet analysé résulte d’un tel repérage : la déficience présumée induit une tentative de récriture éclairée par la théorie, bref un RAPT (Récrit Avisé Par la Textique). Ainsi, afin de supprimer un écart fâcheux dans les catégories grammaticales auxquelles se rattachent les mots présents à la rime, puisqu’un nom tranche en regard de trois adjectifs qualificatifs, est offerte une solution provisoire.

En s’appuyant sur cette problématique élargie, qui mobilise le critère des places, le propos revient à l’examen du rapport entre les deux termes voisins apparentés dans le v. 12. Il souligne que l’attention renforcée portant sur un secteur bien localisé de l’écrit, couplée avec l’emploi d’instruments théoriques aptes à spécifier les phénomènes, permet d’accéder à certains détails, imperceptibles à première vue, et parfois de faire apparaître quelque arrangement remarquable : les images de la loupe puis du microscope sont employées pour illustrer le processus d’affinement progressif dont est passible la lecture.

Ainsi la ressemblance littérale et sonore étudiée par Daniel Bilous, qui la caractérise comme un « stupéfiant lacis de rapports » entre les vocables envisagés, laisse détecter, grâce à une observation plus poussée, une manière de symétrie : les deux mots se divisent chacun en deux groupes de lettres, qui se correspondent en chiasme, l’un des recoupements reposant sur les sonorités, l’autre sur une tournure commune.

Pour faciliter cet éclairage supplémentaire, l’analyse peut recourir aux distinctions qu’établit la théorie parmi les types d’aspects matériels des caractères alphabétiques, entre les paramètres d’ordre phonique et graphique (grammique dans la fiche).

Alors, stimulée par le double effet du recours accentué à la conceptualité de la textique et du regain perçu dans la sophistication de la structure étudiée, l’enquête est incitée à balayer de nouveau tout l’espace du sonnet, dans l’attente d’y rencontrer d’autres corrélations, éventuellement connectées avec celle dont l’agencement a été soumis au microscope textique.

Cependant rien ne garantit que cette relance débouche sur la mise au jour d’une organisation cohérente : elle peut aussi conduire à remarquer la présence d’un rapport problématique. De la sorte, dans le poème étudié, elle fait notamment apparaître une rencontre de sonorités, analogue à celle du v. 12, située en amont à des places notables, mais qui ne cadre nullement avec le voisinage des termes initialement observés.

Aussi, faute d’occuper une position adéquate, le couplage repéré, loin de renforcer l’ordonnance du poème, se signale comme une perturbation.

Un tel constat pourrait déboucher sur une seconde proposition de RAPT. Cependant, comme la visée de la fiche n’est pas de mener une étude complète de Recueillement, elle se dispense d’une telle entreprise et se borne pour finir à résumer les enjeux de la réflexion accomplie, en soulignant le gain de rigueur procuré par la textique, en tant que théorie unifiante de l’écrit, par rapport aux voies d’intellection qu’offrent les disciplines spécialisées, opérant de manière isolée, comme la rhétorique et la poétique.

En somme, selon une permanente invitation à lire avec toujours plus de soin, se développe une méthode propre à déceler des raffinements structuraux comme à débusquer de minimes déficiences qui encouragent alors la recherche d’un remède praticable, selon une persistante invitation à récrire.