Un Ricardou pédagogue Prologue

“Je ne suis pas tout à fait celui que vous croyez.”

Jean Ricardou, Révélations minuscules, en guise de préface, à la gloire de Jean Paulhan, passim (in Révolutions minuscules, seconde édition, Les Impressions nouvelles, 1988).

 

En 1953, diplômé de l’École normale d’instituteurs, ma première affectation a été dans une école primaire à Saint-Denis où j’ai enseigné le français, principalement l’apprentissage de la graphie, aux petits du onzième pendant trois ans. C’est là où j’ai connu la vraie pauvreté ouvrière, et aussi où j’ai élaboré une méthode d’apprentissage de la lecture qui a attiré l’attention du Rectorat, ce qui m’a valu la visite d’inspecteurs et de stagiaires qui venaient observer comment j’enseignais. Il y avait un grand poteau dans la salle, et j’avais l’habitude de grimper tout en haut pendant les dictées pour surveiller les élèves. Un jour un inspecteur est entré pendant la dictée et, m’apercevant en haut du poteau, s’est excusé avec un “Oh pardon!” puis est reparti sur la pointe des pieds.

À cette époque j’habitais une chambre chez une vieille, rue Dutot, dans le XVe. Je partais le matin avec le premier métro jusqu’au terminus Carrefour Pleyel, puis je prenais le bus jusqu’à Saint-Denis, et aussitôt arrivé à mon école l’hiver j’allumais le poêle, car l’encre gelait dans les encriers. Ensuite je partais boire un café dans un petit bar à côté, où à cette heure-là on n’était que trois, toujours les mêmes: moi, un autre, et le cafetier. Un jour l’autre avale son café puis sort un pistolet de sa veste et dit: “La caisse! — Allons, dit le cafetier, tu sais bien qu’à cette heure-ci il n’y a rien dans la caisse. — Ah bon”, dit l’autre. Il remise son pistolet, laisse une pièce sur le zinc et s’en va.

En 1957, j’ai demandé un poste à Paris et j’ai été nommé professeur dans un CEG rue des Jeûneurs dans le 2e. Lorsque ma vieille logeuse est morte, j’ai acheté un taudis au rez-de-chaussée, rue de la Sablonnière ,dans le 14e, dont j’ai été expulsé sans façon en 1965 par les gaullistes lors de la réhabilitation du quartier. Alors j’ai trouvé mon deux-pièces, rue Henri Regnault, qui comportait une petite pièce en plus, parfaitement carrée, de 2 mètres de côté, sans fenêtre mais avec une petite lucarne exposée ouest près du toit, au-dessus d’une petite table. C’est là où j’ai écrit tous mes textes à partir de La prise de Constantinople et jusqu’en 1974, quand j’ai emménagé rue Sarrette.

17 novembre 1969

— Le travail à mon école ne me laisse pas beaucoup de temps pour te voir. J’ai 8 heures de cours le lundi, mardi et vendredi, et 4 heures le samedi. Puis il y a les conseils de classe, il faut préparer les cours, et aussi écrire, lire, penser… Et tu habites très loin, trop loin.

Or je voulais quitter le bas de la butte Montmartre pour le Quartier Latin. Et justement ma grande amie Chantal me dit que sa cousine Michelle vient de donner son préavis à Marguerite Duras pour le studio qu’elle lui louait à Saint-Germain des Près. Je me présente chez Duras l’après-midi même. Elle m’ouvre, tenant la porte d’une main et un verre de vin rouge de l’autre, manifestement éméchée. Je dis que je viens de la part de Michelle, et elle éructe: “Cette garce! Elle m’a fait un pied de nez!” Avant qu’elle ne me claque la porte au nez, je réussis à dire qu’à Milan j’avais fait des traductions pour Che Fare, avec Dionys Mascolo et Francesco Leonetti. Alors elle se radoucit légèrement et consent à prendre mon numéro de téléphone. J’espère qu’elle m’appellera, même si je n’ai encore pas vu son studio, mais ça semble mal parti.

6 décembre

Duras ne m’a jamais rappelée. Jean me dit: – Tu aurais dû me le demander à moi, je te l’aurais obtenu, son studio. Tant pis.

30 septembre 1972

Les conditions à mon école se sont beaucoup détériorées: le quartier se dépeuple, donc on est obligés de prendre tout le ramassis pour faire notre effectif. Le niveau de mes élèves a beaucoup baissé. Sept heures de cours avec des élèves qui n’écoutent pas, donc ne comprennent rien, ça m’épuise…

22 mars 1977

Je travaille très bien en ce moment, sur une théorie qui devrait changer la pensée: un texte (“La fiction à mesure”) qui convoque le refoulé au lieu de l’exprimer par la sublimation, ce que personne ne voudra admettre parce que cela les amènerait à tout repenser.

14 avril

J’ai compris comment je travaille: je crée un nœud, enfin je ne le crée pas mais je le décèle là où personne ne voit rien. Ensuite je m’applique à le dénouer (cf l’article de Patrick F. Quinn dans Poe Studies (Poe and France: The Last 20 Years, 1970): “It is typical of the way Ricardous mind works that at this point he asks a question that no one else would ever think of...”).

10 juin

Je suis passionné par les transformations. Œdipe m’intéresse dans la mesure où il veut connaître son destin pour y échapper par la volonté, car le destin, chacun en a un, qu’il fabrique lui-même: ce sont des matrices comportementales. Changer de destin, c’est très difficile. C’est une révolution. Ou bien, la seule autre façon de ne pas subir son destin, c’est de tirer les leçons du passé. Or, l’écriture est une machine à transformer. La troisième partie de mon texte (“La fiction à mesure”), c’est “Les métamorphoses du scripteur”: comment le scripteur est changé par ce qu’il écrit.

25 novembre

J’écris un article commandé par Pratiques (une revue de jeunes profs de CEG marxistes) sur comment j’enseigne aux élèves à écrire. Mais je suis bloqué. Ça veut dire qu’il y a une faille dans mon argument. Je recommencerai.

15 décembre

Je n’arrive pas à écrire mon texte sur la pédagogie. Je tombe sur un os: la graphie contre l’écriture. Je raffine toujours plus sans résoudre la difficulté, car l’opposition n’est pas terme à terme. La graphie produit l’écrit; l’écriture produit du texte; alors l’écriture s’opposerait au texte. La graphie c’est l’acte d’aligner des lettres. Je ne suis pas bien dans ma peau, quoi. – Oui, mais tout d’un coup ça ira mieux, alors patience.

16 décembre

Aujourd’hui je travaille très bien. J’ai résolu le problème: l’écriture, c’est la production qui permet la reproduction d’une production. Mon article aura 60 pages et je te le donnerai à taper bientôt (Ce sera “Écrire en classe”).

21 décembre

Il a pris une année sabbatique de septembre 1977 à septembre 1978: – Je pense qu’il faudra retourner à l’enseignement, car il faut vivre. Je vais devoir me décider bientôt, car il faut demander un poste. Alors je m’arrêterai d’écrire définitivement et je serai un bon petit instituteur comme 35 000 autres. – Tu as bien écrit Constantinople en étant instit. – Oui, mais j’avais 30 ans. – Et le reste. – Oui, mais ça m’a brisé.

17 janvier 1979

Nous allons à Beaubourg voir l’exposition photographique des Fratelli Alinari, mais il fallait traverser l’exposition “Archi d’ingénieurs” pour y arriver, et il voulait voir celle-ci entièrement, car tout lui plaisait: il pensait qu’Alinari ne pouvait être aussi bien. Mais alors, arrivés à Alinari, il fut encore plus enthousiaste, encore plus content d’être venu: – On voit combien tout était beau alors, car tout était fait main. Tout, absolument tout, était beau! Et puis regarde bien la composition, la géométrie des photos: c’est merveilleux!

5 avril 1980

Ce que j’essaie de penser, c’est l’indicible (l’ineffable, c’est permanent; l’indicible, c’est provisoire). Par exemple la tache aveugle dans l’œil: c’est ce qui permet la vision mais en même temps empêche de voir. La pensée est largement représentative, mais la représentation empêche la pensée. Le mysticisme (la transe sexuelle) et le nirvana (la méditation) brisent la pensée mais en l’abolissant. La théologie négative met déjà la pensée à rude épreuve (imaginer Dieu par ce qu’il n’est pas: un ver de terre, un crachat, fait comprendre l’immensité de ce qu’il est). Je fais une métaphysique à proprement parler. Je veux faire autre chose que tout ce que l’on a déjà pensé. C’est pourquoi ce n’est pas demain que je serai compris.

23 août

Comme exemple de mise en abyme, je lui cite en anglais ce que l’on dit communément sur Hamlet, “a play in a play, hold a mirror up to nature”, et il explique: – Oui, mais c’est plus compliqué que ça dans Hamlet parce que la “nature”, c’est une pièce. Ce n’est plus la représentation dans le récit, mais l’autoreprésentation du récit. Toute la différence est là.

15 décembre 1984

Dans mon séminaire au Collège international de philosophie, de 32 ils ne sont plus que 7. En deçà de 12, je suis gêné. Mais je veux me brouiller avec tous mes disciples, et, dans mon séminaire, faire l’expérience de jusqu’où on peut aller trop loin dans l’inenseignable.

1er février 1986

Mon grand-père était chef datelier chez Hellstern, le grand bottier. Il avait fait son tour de France de la cordonnerie. Ma mère travaillait dans latelier de son père, et elle a été brodeuse aussi. Je me situe dans une tradition de lartisanat du chef d’œuvre.

4 novembre 1991

Avec la textique, j’ai trouvé ce que je cherchais. La textique a le grand intérêt de pouvoir tout penser avec un groupe très restreint de concepts. Avec elle, on arrive non seulement à tout comprendre, mais à comprendre les choses les unes par rapport aux autres. Dans l’écriture, il n’y a que quatre possibilités: les scriptures (toute structure suffisante pour concourir à un effet de représentation), les textures (toute structure entière qui provoque un effet de métareprésentation), et les cacoscriptures et cacotextures (scriptures et textures ratées). C’est ce qu’on ne peut pas accepter. Tout se résume à cela, ces quatre caté­gories comprennent tout ce qu’il y a dans l’écriture. Écrire, ça veut dire éliminer les cacoscriptures, c’est-à-dire se relire, raturer, retravailler.

5 juin 1993

Le drame d’aujourd’hui (entre autres), c’est la volatilisation de l’espace. La télévision, le téléphone, c’est l’abolition de l’espace. Autrefois, en classe d’écriture, on apprenait à former les lettres dans l’espace, on apprenait la calligraphie, les rondes, l’écriture gothique… Avec la textique, je remets en valeur l’espace. Par goût personnel, mais aussi pour le rétablir. Le Bauhaus, c’était ça: bien qu’étant le contraire du gothique, ça venait de là: l’utilisation de l’espace.

mai 2002

Je cherche la beauté intellectuelle: On essaie de rendre compte de tout, un système qui rende compte de tout pour que tout le reste ne soit plus que des variantes. On cherche la meilleure organisation avec le minimum d’éléments possible. Le minimalisme, c’est la même chose dans le concret (au lieu de l’abstrait théorique): c’est la base formelle; le reste (l’ornementation), c’est un bariolage des formes. Ce que je cherche, c’est une théorie unifiée des structures de l’écrit.

novembre 2002

La méticuleuse précision de la textique (dans Intelligibilité structurale de l’écrit, son œuvre en cours): Ça va ringardiser non seulement toute la théorie précédente, mais encore toute la manière de théoriser, toute la pensée antérieure.

 

(extraits de Les mots dits – Jean Ricardou au fil des phrases, de Noëlle Riçœur, inédit)

 

NB: La contribution “L’ordre des choses” a été présentée au colloque organisé par la revue Pratiques à Cerisy (“Pour un nouvel enseignement du français”, du 2 au 12 août 1979) ; elle prolongeait l’article “Écrire en classe”, rédigé pour le n° 20 de la même revue (juin 1978). Les deux écrits sont intégrés dans le tome 8 de l’Intégrale JR (à paraître en 2024 aux Impressions nouvelles, Bruxelles).