par Jean Ricardou
Il se rencontre, dans ce qui pourrait se nommer la mienne mémoire, et sous les espèces dites «souvenir d’enfance», une initiale séquence de la «bande dessinée» ayant pour titre Les Malheurs de Félix, où le chat noir, après avoir chu de la lune sur un polaire bloc de glace, s’inquiète, par les offices d’un gros point d’interrogation rouge, de la manière dont il va pouvoir se nourrir, puis, dans les cases suivantes, saisit ce fort parlant symbole et, le plongeant dans l’eau, en fait un hameçon qui sitôt lui permet une prise.
Ce qui semble notable, dans cette petite affaire, ce sont au moins deux choses: d’une part, quant à l’ouvrage, le piquant d’un gag permettant d’introduire comme élément représentatif dans le récit (un hameçon) ce qui, seulement choisi pour manifester une perplexité, relève d’un symbole (le point d’interrogation); d’autre part, quant à l’observateur, la venue d’un enfant suffisamment sensible à ce mécanisme pour que perdure, au long d’une existence, ce qu’il a bien fallu nommer un souvenir.
Or un ultérieur examen de l’opuscule s’est montré sans appel: la séquence du point d’interrogation… n’y existe pas.
Et, en conséquence, ce qu’il faut bien admettre, c’est que, tout vérace qu’il se croie, le prétendu souvenir à l’instant évoqué ne correspond point trop à ce qui, jadis, a dû plus ou moins se produire.
Mais encore parce qu’il ne saurait jamais ressortir qu’à une principielle reconstruction? Oui.
En effet ces raisons peuvent s’apercevoir aussi bien dans l’ordre de l’émission que sur le registre de la réception.
C’est que, par son principe, toute évocation autobiographique, en ce qu’elle est soumise à l’impossibilité d’évoquer le tout d’une vie, se trouve contrainte à d’inévitables choix, lesquels supposent la mise en jeu de critères sélectifs qui jouent d’un côté comme de l’autre.
Du côté de l’émission, car l’inévitable choix rétrospectif entraîne le péril d’une certaine «image», celle que l’autobiographe, ou bien se fait de lui-même (et l’incite à fournir, accréditant ce qu’il croit être, l’«histoire qu’il se raconte»), ou bien veut qu’il soit fait de lui-même (et l’incite à fournir, accréditant ce qu’il souhaite voir pensé de lui, l’«histoire qu’il sied de raconter»).
Du côté de la réception, car l’inévitable choix rétrospectif entraîne le péril, également, d’une certaine «image», celle que la lectrice ou le lecteur souhaite se faire de l’autobiographe (et, selon une consolidation du mécanisme évoqué à l’instant, l’incite à fournir, accréditant ce qu’il croit qu’ils souhaitent croire, l’«histoire qu’il sied de leur raconter»).
Dès lors, se montrer attentif à ces écueils suppose au moins deux gestes: l’un, celui, autant que possible, de se dispenser, selon des précautions (dont la présente), d’offrir sans retenue le lisse récit auquel tout encourage; l’autre, celui, autant que possible, de se dispenser, selon d’autres précautions (dont les subséquentes), d’offrir prise à ce qui est trop aisément convenu.
C’est donc avec circonspection qu’il sied d’envisager, et la notion de «parcours», et la notion de «naissance».
Si la notion d’un «parcours» mérite une préalable méditation, c’est que, et d’autant plus quand celui-ci paraît obéir à une certaine cohérence, l’indication d’un cheminement tend, sous les espèces d’une facile explication, à mettre aux commandes l’antécédence d’un site à rejoindre, lequel, en l’incontournable reconstruction dont il procède, n’est, propice à une illusion rétrospective, le plus souvent qu’un effet d’après-coup.
Ainsi, à supposer, comme il semble être admis, que partir d’une activité dite «manuelle» (le père ayant été simple artisan en électricité, la mère simple artisane en maroquinerie) et parvenir à une activité dite «intellectuelle» (celle d’enseignant et d’«écrivain»), que partir de conditions matérielles difficiles (à cause, notamment, de la crise économique après 1929) et parvenir à un état moins inconfortable (qu’a permis, notamment, la profession exercée), c’est fournir un exemple d’« ascension sociale » risque de cautionner, plus que miette fallacieuse, l’idée que ce «parcours» correspondrait à la réalisation de ce que d’aucuns pourraient bien aller, même, jusqu’à nommer, fût-il assez médiocre en la circonstance, «un plan de carrière».
Et, par suite, ce qu’il pourrait bien être meilleur de saisir, dans ce qui aura les apparences d’un trajet, c’est, moins l’existence d’un précis objectif d’ordre social (certaine «position» briguée dans une publique «hiérarchie» largement convenue) que la mise en jeu de perceptibles règles (certaines sous-jacentes «gouvernes» permettant, sensibles avec ce qui peut être nommé des propensions, que se module une certaine vie).
Si la notion de naissance mérite, elle non moins, une préalable réflexion, c’est que, et d’autant plus qu’elle paraît n’obéir qu’à des mentions neutres, l’indication d’une «venue au monde» risque implicitement de mettre aux commandes, sous le prétexte de simplement informer, quelquefois des éléments tendancieux.
Ainsi la naissance suppose une certaine date, mais les précisions qui, à cet égard, peuvent être fournies, ne sauraient toutes jouer le même rôle.
En préciser l’année, qui, en l’occurrence, se trouve être 1932, c’est ouvrir, bref cautionner, ouvertement une possibilité pouvant être dite «historique», dans l’optique de laquelle, pour s’en tenir au sommaire, il est loisible d’observer que, pour un tel, certains événements, comme ceux de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), ont pu, d’une manière ou d’une autre, être vécus, tandis que les précédents, comme, sur le même registre, ceux dits de l’entre-deux-guerres (1919-1939), n’ont jamais pu lui parvenir que, fussent-elles issues, en partie, de certains proches, sous les espèces d’une narration.
En préciser le jour et le mois, ce qui ne sera point fait, serait ouvrir, bref cautionner, outrageusement une possibilité pouvant être dite «astrologique», puisque n’en paraît guère trop l’intérêt fors celui, un peu contestable, d’établir ce qui semble nommé un «thème astral».
En préciser l’heure, voire, pourquoi non, les conditions atmosphériques, ce qui ne sera fait que pour permettre une mise en cause, serait ouvrir, bref cautionner, inconsidérément une possibilité pouvant être dite «narcissique», en permettant que, et pour le dire plaisamment, «la planète soit informée» de ce qui, tout au plus, ne saurait jamais ressortir davantage qu’à un aimable récit familial.
Certes il est possible, ladite naissance s’étant produite à midi, par forte chaleur, dans un méridional pays maritime et face à un immense pin parasol, qu’il ait été difficile à l’individu mis ensuite au courant de ne pas déformer, plus tard, les premiers célèbres vers du Cimetière marin :
«Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feu,
La mer, la mer, toujours recommencée !»[1]
en y associant, de façon toute particulière, sous l’emprise du pin familier et du feu évoquant la chaleur, sitôt la mort et la naissance, puis la mer et la… mère.
Mais, si intégrante portion puisse-t-elle, de la sorte, avoir fait partie de l’existence du quidam, cette anecdote, ici fournie en simple guise d’exemple, et dans la mesure où elle concerne peut-être quelqu’un (le risque d’une lecture erronée, notamment, dont il doit se garantir), mais non l’écrit en cause (la pièce intitulée Le cimetière marin n’étant liée, à lire ce qui s’offre, ni à cette précise naissance au cours d’une canicule, ni à ce méridional pays maritime), ne saurait en rien être déclarée opportune, sauf, comme ici, à faire saillir certains des subreptices périls que le narcissisme fait courir.
En préciser le lieu, ce qui sera surtout hasardé pour que se manifestent certains autres écueils, serait ouvrir, bref cautionner, étourdiment la possibilité d’une critique plutôt «superficielle».
C’est que, dans la mesure où, cette naissance s’est produite à Cannes, et dans la mesure où un premier roman a paru, plus tard, sous le titre L’Observatoire de Cannes (1961), cette indication pourrait être prise comme un encouragement à percevoir une concordance qui, alignant cet ouvrage sur l’élément autobiographique affiché, inciterait à en ignorer paisiblement les exigences intrinsèques.
La précision ayant été fournie, il convient, en le souci d’amenuir la fallacieuse tentation critique, d’émettre à ce propos un couple de remarques.
L’une consiste à noter que tels éléments autobiographiques risquant d’accréditer la primordiale influence d’un préalable savoir, et en vertu de ce qui est nommé, à l’ordinaire, des « libertés », ont pesé d’un poids restreint sur ce roman lui-même.
Ainsi existe-t-il bien, sur le début du trajet ferroviaire de Cannes à Paris (que manifeste à sa façon ce livre), pour l’immédiat franchissement du massif montagneux nommé Esterel, une certaine quantité de tunnels, mais aucun, même le plus long, entre Théoule et Le Trayas, que plusieurs, point trop nombreux, connaissent sous le nom de Tunnel des Saoumes, n’offre l’ampleur que présume la séquence de strip-tease dont, censément, ils sont dans l’ouvrage l’occasion.
Ce qui importe donc, en cette optique, c’est, non point trop la convenance d’une certaine fiction avec divers éléments autobiographiques accréditant un certain savoir, mais plutôt, si l’on peut détecter un certain rapport, et puisqu’ainsi s’avère une spécifique injonction du livre, leur éventuelle divergence.
La portée du phénomène étant de quelque force, peut-être convient-il d’ajouter ici un plus notoire exemple.
Ainsi Flaubert, qui, dans une controverse avec le nommé Frœhner à propos du roman Salammbô, fit preuve d’une érudition faramineuse[2] attestant de l’importance qu’il accordait à un précis savoir historique sur la Carthage du temps d’Hamilcar, semble, comme il l’avoue, par ailleurs, dans sa réponse à des critiques de Sainte-Beuve («Aveu ! mon opinion secrète est qu’il n’y avait point d’aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l’aqueduc […] et puis c’était une belle entrée de Spendius et Mâtho»[3]) n’avoir point trop hésité, notamment parce qu’il permettait «une belle entrée» de certains des protagonistes dans la ville, à faire intervenir un aqueduc qu’il pensait n’avoir, à l’époque dite, jamais trop existé.
L’autre remarque consiste, pour revenir à la question en cause, à noter que les éléments autobiographiques précisés ont pesé d’un poids infime, et en vertu de ce qui est nommé, à l’ordinaire, l’«imagination», sur les romans ultérieurs.
Ainsi le roman La Prise de Constantinople (1965), qui prodigue, notamment, les aventures d’un prétendu commando sur la planète Vénus, et le roman Les Lieux-dits (1969), qui déduit toute une région d’un certain arrangement de vocables, ne paraissent guère pouvoir être éclairés, pour l’essentiel, même obliquement, avec le jeu d’indications ressortissant, que laisse entrevoir l’autobiographie, à un certain savoir sur des lieux.
Néanmoins, sachant, de cette façon, que, tout empreintes de neutralité qu’apparemment elles semblent, certaines honnêtes indications pourraient bien, sous divers angles, être plutôt suspectes, et si oiseuses pussent-elles paraître, les unes comme les autres, à maints égards aux yeux de la lectrice ou du lecteur, il semble possible, dans la mesure où, malgré tout, elles semblent pouvoir amenuir certaines idées reçues et trahir certaines propensions notables, d’en ajouter quelques-unes.
Ainsi, pour méticuleuse que l’information semble, peut-être n’est-il point tout à fait inutile de préciser la professionnelle séquence accomplie en notant que, après des études primaires à l’école publique, et secondaires au lycée d’État de la ville natale, puis un passage à l’École Normale d’Instituteurs de Paris, sont advenues, sous l’impact, laissé ici sans leurs détails, des circonstances davantage que selon un plan établi, des activités plutôt différentes : d’abord, pendant une dizaine d’années, celle d’un instituteur ayant pour charge d’apprendre à de petits enfants la capacité de former des «lettres» et de «lire», suivie, pendant une autre dizaine d’années, de celle d’un professeur de collège ayant pour mission d’apprendre à des adolescents le français, l’histoire, la géographie, voire, un temps, les… sciences naturelles, accompagnées de celle d’un professeur épisodique et d’un nomade conférencier dans diverses Universités étrangères (sur le thème dit «Nouveau Roman»), jusqu’à ce que survienne, congé de l’Éducation Nationale et des voyages ayant été pris, celle de conseiller à la programmation et à l’édition auprès du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle.
C’est que, de la sorte, il paraît loisible, non seulement d’amenuir une première idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que celui qui, semble-t-il, est devenu un théoricien de l’écrit n’a jamais été trop soumis aux exigences du terre à terre); mais encore de manifester une première propension (celle de s’en remettre, chaque fois, davantage aux sollicitations extérieures qu’à l’impérieux souci de patiemment gravir des échelons).
Ainsi, pour avantageuse que l’indication semble, peut-être n’est-il point tout à fait inutile, également, de faire saillir un aspect de cette activité enseignante en mentionnant qu’elle a paru suffisamment convenable, quand elle a eu lieu, pour que soit proposée chaque fois, dans le primaire, puis le secondaire, la venue de stagiaires devant apprendre certaines des façons du métier.
C’est que, de la sorte, il paraît loisible, non seulement d’amenuir une seconde idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que des activités différentes conduites en parallèle, à l’époque celle d’un romancier doublé d’un conférencier itinérant et celle d’un enseignant élémentaire, ne sauraient que mutuellement se nuire), mais encore de manifester une seconde propension (celle de porter un persistant intérêt à la formation de formateurs).
Ainsi, pour frivole que l’anecdote semble, peut-être n’est-il point tout à fait inutile de mentionner que, et à la façon, évidemment lors insue, de célébrités (dont Albert Camus, notoire jeune gardien de but au football, ou Jacques Derrida, soucieux, adolescent, d’y très bien jouer[4]), s’est exercée une activité sportive d’un certain type (conduisant, après avoir, juvénile, porté le modeste maillot du Central Club de Cannes, à faire partie des modestes équipes de football et de volley-ball représentant l’École Normale d’Instituteurs de Paris).
C’est que, de la sorte, il paraît loisible, non seulement d’amenuir une troisième idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que celui qui, semble-t-il, est devenu un théoricien de l’écrit n’a jamais nourri le moindre penchant pour les physiques activités ludiques), mais encore de trahir une troisième propension (celle de préférer, à ce qui, avec les sports individuels, relève du flagrant ego, ce qui, avec les sports d’équipe, ressortit plutôt à la coopération).
Ainsi, pour marginale que l’anecdote semble, peut-être n’est-il pas tout à fait inutile de mentionner que, dans le cadre de ce qui, à une époque, était appelé «service militaire», il a été possible, en 1956, pendant ce qui, tout en méritant la formule, n’était pas encore nommé la «guerre d’Algérie» (1954-1963), et à la suite d’un séjour de quelques semaines en Tunisie vers la frontière libyenne, de parvenir, après divers épisodes finissant par impliquer un rien de psychiatrie, d’obtenir une réforme pour inaptitude à se maintenir dans l’armée.
C’est que, de la sorte, il paraît loisible, non seulement d’amenuir une quatrième idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que celui qui, semble-t-il, est devenu un théoricien de l’écrit s’est trouvé garanti des incommodités de son temps), mais encore de trahir une quatrième propension (celle de ne point nourrir un goût immodéré pour la subordination sans réplique).
Ainsi, pour superflue que l’anecdote semble, peut-être n’est-il point tout à fait inutile de mentionner l’adhésion, après le retour d’Afrique, au petit groupement politique nommé UGS (Union de la Gauche Socialiste), issu d’une fusion d’encore moindres groupuscules, qui devait se fondre, ultérieurement, dans ce qui allait prendre le nom de PSU (Parti Socialiste Unifié), et dont le principal combat était celui de la Paix en Algérie, puis, à la suite d’une réflexion, en 1959, un retrait de cette formation accompagné de la mise en chantier d’un premier roman.
C’est que, de la sorte, il paraît loisible d’amenuir une cinquième idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que celui qui, semble-t-il, est devenu un théoricien de l’écrit s’est continûment tenu à l’écart des «affaires de la cité»), mais encore de trahir une cinquième propension (celle de se montrer attentif au socle, largement ignoré, des profondes idéologiques connivences que partagent certains voyants adversaires, à savoir, en l’espèce, s’agissant de l’écrit, la plupart des hommes politiques de gauche et de droite, un commun aveugle penchant pour le prétendu «Réalisme», quant à ce qui, s’agissant de comprendre, pourrait bien être l’essentiel).
Ainsi, pour curieuse que l’anecdote semble, peut-être n’est-il pas tout à fait inutile de mentionner que les «études supérieures» sont advenues tardivement, d’abord, quant à la «licence», à l’Université de Vincennes, ouverte à la suite des «Événements de mai 1968», et libérale au point de permettre, non seulement un jeu d’équivalences, mais encore que soient accordées certaines «unités de valeur» sur le «Nouveau Roman» (à condition, en l’espèce, d’une… absence capable de respecter la sérénité des cours), puis, quant à ce qui était lors la «thèse de troisième cycle», et, ensuite, la «thèse d’état», la présentation, chaque fois, Le Nouveau Roman (1973) avec l’une, Problèmes du Nouveau Roman (1967), Pour une théorie du Nouveau Roman (1971), Nouveaux problèmes du roman (1978) avec l’autre, d’ouvrages au préalable publiés.
C’est que, de la sorte, il paraît loisible d’amenuir une sixième idée reçue (pouvant bien se plaire à croire que celui qui, semble-t-il, est devenu un théoricien de l’écrit s’est largement tenu à l’écart des études universitaires), mais encore de trahir une sixième propension (celle de n’être point trop enclin, fussent-elles académiques, aux cauteleuses reptations).
Qu’il soit permis enfin de manifester, par les services d’une ultime remarque, la pénible impression ressentie, qui pourrait bien trahir le fondamental décalage séparant une situation (pour l’heure, quelle ait-elle été, une certaine vie) et une innovation (pour l’heure, quelle qu’en soit l’importance, d’éventuels apports), de n’en avoir point assez dit à force d’en dire un peu trop.