Carnet de textique n° 6 : Apprêts à la virgule près

 

Ce carnet montre de façon exemplaire que, pour la textique, il n’y a pas de phénomène apparemment si infime qu’il ne puisse prêter à réflexion et permettre à la théorie d’éclairer certains fonctionnements de l’écrit, ceux en l’occurrence qui répondent à une visée discursive.

Il inclut deux fiches du Cortext (Cercle Ouvert de Recherche en TEXTique), proposées durant la session 2007-2008 et traitant, l’une à la suite de l’autre, la question du recours ou non à une virgule après la locution conjonctive « en effet ».

La première de ces fiches, élaborée par Mohamed Infi (en date du 27 janvier 2008, avec la cote C(07-08)-MI(1)), s’appuie sur l’observation minutieuse d’une longue étude, Page, produite par Jean Ricardou et portant sur l’agencement de l’écrit sur la page. Elle souligne que, dans les développements argumentatifs observés, parmi les occurrences de « en effet », mobilisées en abondance, celles que suivent une virgule sont très minoritaires par rapport à celles qui en sont dénuées. De la sorte un net décalage se marque par rapport à la pratique usuelle qui privilégie l’adjonction de la virgule.

Pour tâcher de comprendre la logique de cet écart, le questionnement se donne alors pour objectif de distinguer les types de situations qui détermineraient l’un ou l’autre choix. Un relevé est présenté pour les deux sortes d’agencements, répartis en fonction de la classe grammaticale des mots qui suivent la locution concernée.

Intitulée « Menu détail », cette fiche insiste en préambule sur l’enjeu minime du problème soulevé, mais la réponse très circonstanciée qu’elle a reçue indique bien que telle apparente broutille, dès lors qu’elle porte sur les manières d’écrire, se relie à toute une stratégie d’exposition dont les choix se répercutent sur la lecture, de sorte qu’elle mérite un examen approfondi.

C’est pourquoi la seconde fiche, beaucoup plus longue, réalisée par Jean Ricardou (en date du 9 avril 2008, avec la cote C(07-08)-JR(28)), non seulement s’attache à éclaircir les motifs des entorses infligées à l’usage courant, mais, en examinant les critères utilisés pour situer le problème, saisit également l’occasion de montrer combien la référence aux catégories grammaticales, dont la cohérence n’est guère assurée, ne saurait servir de caution à l’usage dominant. Ainsi le traitement approfondi de la question débouche sur une perspective plus vaste, montrer l’utilité pour l’écriture théorique d’établir certaines règles, susceptibles, au prix d’écarts avec les formulations ordinaires, de favoriser, plutôt qu’une élégance du style, une intellection des raisonnements.

L’exposé se déroule en quatre étapes : d’abord s’interroger sur le bien-fondé du recours habituel à une virgule et ses justifications ; puis détecter dans un corpus d’écrits (ceux qui, à l’enseigne de la textique, ont pour signataire Jean Ricardou) l’émergence d’une disposition régulière pour les occurrences de « en effet » ; ensuite déterminer l’avantage que peut procurer l’adoption, au moins dans certaines circonstances, d’une telle régularité ; enfin repérer dans quelle mesure son promoteur l’applique de façon conséquente en s’arrêtant sur les anomalies qui ont pu se glisser dans l’écrit observé comme exemple.

La leçon générale qui ressort de la réflexion menée sur un type d’occurrence particulier consiste à montrer que l’écriture argumentative, telle qu’elle s’est peu à peu développée dans le cadre de la textique, est susceptible d’aboutir à une sorte de canonicité spécifique, en dégageant certaines procédures capables d’offrir un gain de précision et de clarté, notamment pour le repérage des articulations discursives.

Un enjeu de taille s’attache à cette position face aux tenants d’un maniement flexible des tournures disponibles : ceux-ci, en justifiant le recours à la variation comme un remède au risque de lourdeur, selon une approche qui se veut « littéraire », s’opposent à l’adoption d’une discipline rigoureuse qui, pour exposer un raisonnement, conduit à privilégier, pour un même rôle discursif, le retour d’une présentation identique, comme facilitant l’identification des segments et donc l’intellection du propos. Ainsi la réflexion menée sur l’emploi de la locution « en effet » illustre un principe : privilégier l’efficience de l’exposé, fût-ce au prix d’une apparente monotonie, en soutenant que l’élégance du style dans une démonstration réside moins dans la virtuosité des formules que dans l’accessibilité des articulations logiques.

Dès lors la substitution d’un type d’agencement particulier à la norme en usage, du moment où sa validité en tant que perfectionnement a pu être établie à la fois dans la pratique, en remarquant un bénéfice pour la lecture, et dans la théorie, en démontrant l’effectivité de cet avantage, mériterait d’être adoptée par toutes celles et tous ceux qui s’attachent à rédiger au mieux des écrits à visée argumentative. Ainsi la locution « en effet », lorsqu’elle annonce une explication, serait vouée à figurer en début de phrase, sans être accompagnée d’une virgule, puisqu’elle annonce directement ce qui la suit.

Cependant il apparaît que l’application d’une telle règle ne saurait être automatique. En effet, comme elle s’applique à une situation précise, il se rencontre des cas où une autre option est à retenir. Ainsi, lorsque la locution en cause est suivie, comme dans le début de la précédente phrase, par un segment syntaxique subordonné, la virgule est cette fois justifiée pour indiquer le décrochage de niveau et délimiter la portion qui joue un rôle secondaire.

En fin de compte, pour ténu que semble être l’objet de l’échange reproduit dans ce Carnet de textique n° 6, le débat auquel il donne lieu a pour conséquence de soulever d’importants problèmes, celui notamment d’une lutte menée pour amoindrir le rôle des prétentions individuelles à l’originalité stylistique, en regard d’exigences communes, liées à la mise en œuvre rigoureuse par l’écriture de procédés reconnus comme adéquats.

Reste à garantir une cohérence dans les résultats, qui permette à la lecture d’appréhender le déploiement d’une règle inédite ou déviante par rapport aux façons ordinaires et d’en apprécier la pertinence. Or il arrive, en particulier sous le poids des habitudes, que de multiples infractions provoquent une confusion qui, en brouillant le repérage, empêche de percevoir la portée du dispositif.

Afin de remédier à de telles inconséquences, une relecture systématique s’impose, éclairée par un discernement accru, qui se fonde sur l’application en connaissance de cause du principe retenu par l’écriture. Mais cette opération trouve aussi un notable appui dans les critiques d’autres lectrices et lecteurs qui, en signalant les anomalies détectées, s’interrogent sur elles. Alors les innovations que teste l’écriture théorique peuvent trouver un emploi plus systématique et mieux ajusté aux diverses cas de figure qui se rencontrent.