Jean Ricardou : pour une nouvelle éthique du roman
par Guillaume Chabat
Information publiée en septembre 2022 – Revue Fabula
article consultable sous le lien http://www.fabula.org /revue/document14663.php
Jean Ricardou a été, c’est bien connu et à peu près communément admis, le plus rigoureux et intransigeant théoricien du Nouveau Roman, proposant pendant plus de vingt ans, de la fin des années 1950 au début des années 1980, des réflexions de fond regroupées, pour la plupart, dans quatre ouvrages qui font aujourd’hui encore référence : Problèmes du Nouveau Roman (1967), Pour une théorie du Nouveau Roman (1971), Le Nouveau Roman (1973) et Nouveaux problèmes du roman (1978). On sait moins, en revanche, qu’il en a également été son plus radical et révolutionnaire praticien, publiant, au cours de ces mêmes années, trois Nouveaux Romans — L’Observatoire de Cannes (1961), La Prise de Constantinople (1965), Les Lieux-dits (1969) — et plusieurs dizaines de Nouvelles Nouvelles recueillies dans Révolutions minuscules (1971), Le Théâtre des métamorphoses (1982) ou encore Révélations minuscules (1984). Contrairement à une idée reçue et malheureusement souvent colportée, Ricardou a donc été, tout au long de cette première phase de sa carrière qui précède un travail plus spécifiquement scientifique consacré à la création et au développement de la textique, si ce n’est plus, disons au moins autant Nouveau Romancier que Nouveau Critique. Une double casquette que met particulièrement bien en évidence l’édition de son œuvre complète aux Impressions Nouvelles puisqu’en choisissant de présenter tous les textes qu’il a publiés sans exclusive et dans un strict ordre chronologique, les sept tomes déjà parus de cette Intégrale Jean Ricardou [1] font alterner de manière quasi métronomique, écrits fictifs et théoriques, le tome six qui couvre les années 1972-1973 n’échappant pas à la règle : le volume s’ouvre sur deux articles de fond consacrés à deux précurseurs du Nouveau Roman, Raymond Roussel («Disparition élocutoire» p. 31-40) et Marcel Proust («“Miracles” de l’analogie» p. 55-74), lesquels encerclent la quatrième réécriture d’un «Improbable strip-tease blanc» (p. 41-50) ; puis vient le célèbre traité-manifeste Le Nouveau Roman (p. 97-290), suivi de près par une pièce radiophonique entièrement (dé)générée par sa mise en onde, intitulée Communications (p. 295-335) ; enfin, un bref et percutant rappel de la thèse originelle, «Contre le réalisme : la description» (p. 336-338), précède une énième variante d’«Improbables strip-teases», sans pagination et au pluriel cette fois, puisque le strip-tease scriptural est à présent redoublé d’un strip-tease graphique.
Aucun doute possible : l’œuvre de Ricardou n’est pas simple mais bien double. Elle est duelle, ou plus exactement : elle est «mixte [2]». Car ces deux régimes, ces deux fils, ces deux lignes qu’elle suit et qui à première vue s’opposent — on ne ferait pas, paraît-il, de la bonne littérature avec de la théorie et vice versa —, un regard plus précis, plus rigoureux, les découvre profondément liés. Là réside d’ailleurs, nous semble-t-il, la valeur et la force du texte ricardolien, dans cet entrecroisement, ce tissage, peut- être le plus serré de toute la littérature, du roman et de sa critique…