Un aventurier de l’écriture

Avant-propos d’Amir Biglari

Né en 1932 à Cannes, Jean Ricardou a été une figure éminente de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Docteur ès lettres, il a participé, efficacement et courageusement, à plusieurs mouvements majeurs de ces dernières décennies : le Nouveau Roman, Tel Quel, la Nouvelle Critique…

La période Nouveau Roman

Il est surtout connu en tant que théoricien du Nouveau Roman, ayant ambitionné, de façon singulière, une théorie d’ensemble portant sur des écrivains toutefois bien différents les uns des autres. Rappelons-nous ses excellents ouvrages comme Problèmes du Nouveau roman (1967), Pour une théorie du Nouveau roman (1971), Le Nouveau roman (1973), Nouveaux Problèmes du roman (1978). Mais il a également écrit lui-même des Nouveaux Romans : L’Observatoire de Cannes (1961), La Prise de Constantinople (1965, prix Fénéon), Les Lieux-dits, petit guide d’un voyage dans le livre (1969). Il a été, en outre, organisateur et directeur de plusieurs événements sur le Nouveau Roman, notamment le célèbre colloque en 1971 à Cerisy, qui a donné naissance à deux tomes collectifs intitulés Nouveau roman : hier, aujourd’hui (dirigés avec Françoise van Rossum-Guyon), indispensables pour une connaissance profonde de l’histoire d’une remarquable période de la littérature.

La période Tel Quel

Il a été, par ailleurs, membre de la revue Tel Quel de 1962 à 1971. Sa situation a été délicate, spécialement à partir de 1965. En effet, il devenait difficile d’être à la fois membre de Tel Quel et attaché au Nouveau Roman vu la nouvelle politique éditoriale de la revue qui refusait un rapprochement avec celui-ci. Aussi, s’affirmant volontiers comme le théoricien le plus sérieux de ce mouvement romanesque, Ricardou devenait de plus en plus marginalisé au sein de la revue ; d’où sa démission du comité de Tel Quel. Comme l’indique à juste titre Michel Sirvent : « Que Ricardou n’ait fait continûment partie d’un seul et même groupe, que sa recherche ne soit cantonnée à une seule sphère pratique, peut expliquer certains malentendus. Trop Nouveau Romancier pour les telqueliens, trop théoricien pour les Nouveaux Romanciers, trop écrivain pour les poéticiens, voici comment l’on peut résumer la cause de nombreuses résistances à cette œuvre ».

En réalité, il a voulu embrasser d’un seul tenant la théorie et la pratique, deux activités selon lui interdépendantes : « Contre la séparation de la pratique et de la théorie que l’idéologie régnante encourage, voire institutionnalise, notre geste est une prise de parti : tout écrivain nous semble devoir se risquer à la théorie et y impliquer ses textes, tout théoricien nous semble devoir se risquer à la littérature et y confronter ses études ». Ainsi, il a non seulement exercé les deux genres d’écriture, mais a aussi tenté un mixte entre théorie et fiction, principalement dans Le Théâtre des métamorphoses (1982).

Des ateliers d’écriture à la textique

Durant les années 1980, son travail prend une orientation didactique : il contribue au développement des ateliers d’écriture en France. Cela le conduit vers un nouveau champ, qui a été nommé, par la suite, « Textique », et qu’il définit fermement comme « une discipline ayant pour objectif l’élaboration d’une théorie unifiante de toutes les opérations de l’écriture et de toutes les structures de l’écrit ». Il n’a cessé de promouvoir et de renouveler ce domaine jusqu’au dernier jour de sa vie. Il a notamment animé un séminaire de plusieurs jours à Cerisy tous les étés depuis 1989 jusqu’en 2015, les deux derniers étant intitulés « Textique : nouveaux concepts » et « Textique : que dire quant à la lecture ? ».

Jean Ricardou a pleinement assumé son engouement très marqué pour la théorie. Le choix d’une phrase du compositeur renommé, Pierre Boulez, comme exergue à son livre Le Nouveau Roman (1973) est significatif : « Les êtres les plus imaginatifs ont le sens de la théorie, parce qu’ils n’ont pas peur qu’elle bride leur imagination, au contraire. Mais les faibles redoutent la théorie et toute espèce de risque, comme les courants d’air ». Cette passion de la théorie arrive à son apogée avec la Textique, dont le métalangage ardu et les contraintes théoriques intransigeantes ne lui ont pas apporté, jusqu’à présent, un public considérable…

Le didacticien

Tout cela nous mène à dire que l’œuvre protéiforme de cette personnalité se caractérise visiblement par son avant-gardisme : il n’a pas laissé de surprendre, d’exploiter les différents terrains, de dépasser de loin les limites habituelles. Jean Baetens a raison de dire que Ricardou « n’avait pas peur de faire ce qu’il disait, alors que beaucoup se contentent de dire ce qu’ils font ». Il était un aventurier de l’écriture, d’une rigueur impressionnante et d’une précision hors du commun. Il a visé à nous sensibiliser au langage, aux formes que celui-ci prend, aux réseaux de sens qu’il est capable de construire, et surtout aux mécanismes mobilisés dans la production des textes. Il a voulu apprendre à lire et à écrire, mieux, à réfléchir sur ce que c’est qu’écrire.

Post scriptum

Cet ouvrage d’entretiens est le fruit des correspondances qui se sont déroulées entre septembre 2013 et juin 2016. Mon dernier échange avec lui date du 25 juin, et ses mots traduisaient, comme d’habitude, la pleine forme de leur auteur… À cette occasion, il m’a invité, très aimablement, à le rejoindre à son séminaire annuel à Cerisy qui allait avoir lieu entre le 1er et le 9 août, intitulé cette année « Textique : nouvelles questions sur la lecture ». Mais le 23 juillet, quelques jours avant le début de ce séminaire estival, il nous a quittés de façon brusque à l’âge de 84 ans… Aussi ce projet d’entretiens est-il resté inabouti dans la mesure où nous avions prévu neuf chapitres : trois premiers chapitres portant sur le Nouveau Roman, suivis de trois chapitres respectivement consacrés à son œuvre de fiction, à Tel Quel et à la critique littéraire ; enfin, trois chapitres sur la Textique devaient clore cet ouvrage. Sa disparition est malheureusement survenue lors de mes questions préliminaires sur la Textique, la part de son œuvre qui lui était d’ailleurs si chère et dont il parlait avec beaucoup d’enthousiasme, sa principale préoccupation intellectuelle depuis plusieurs années…

Le lecteur trouvera, en outre, quatre annexes à la fin de l’ouvrage. Les trois premières sont le résultat de quelques échanges que j’avais eus avec Jean Ricardou en dehors du cadre des entretiens à proprement parler : il s’agit d’un « récit autobiographique », d’une analyse sur « la restitution prescrite » de la littérature et d’un commentaire sur la notion de « littérarité ». Vient enfin une brève bibliographie de l’auteur.

Je ne peux que remercier vivement Jean Ricardou de tout le temps qu’il a consacré à ce projet… Qu’il soit en paix…

 

ISBN : 978-2-8061-0404-5

Nombre de pages : 154 p.

Prix public : 15,50 €

 

editions-academia.be

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